Les Grandes Jorasses

Par Corrado Pesce

La face nord des Grandes Jorasses est une paroi qui a fasciné des générations d'alpinistes. L'histoire Alpine a été gravée sur cette immense face nord de roche et de glace, au gré des réussites et des tragédies. D'une hauteur de 1200 m, elle est caractérisée par de puissants éperons de granit sombre plongeant de ses quatre sommets principaux, qui constituent la ligne de partage des eaux franco-italienne, vers le glacier de Lechaux. Ses piliers en forme de proue se détachent des profonds sillons de glace noire, renforçant ainsi l'aspect imposant de la paroi. Invisible depuis le fond de la vallée, la paroi se dresse, seule, au départ du glacier de Leschaux. Hostile et froide en hiver, sèche et très dangereuse en été, elle peut être gravi toute l'année, mais son ascension ne doit jamais être prise à la légère. Elle est considérée, avec les faces nord de l'Eiger et du Cervin, comme l'un des trois grands problèmes des Alpes, attirant des alpinistes venu du monde entier. 

Les premières tentatives remontent aux années 1920, alors que les cordes étaient encore en chanvre et les pitons rarement utilisés. Les tentatives de l’époque avaient quelque chose de poétique de par leur simplicité. Malheureusement, certaines d'entre elles se sont terminées en tragédie. La course pour être les premiers à gravir la face nord a été remportée par les Allemands Peters et Meier en 1935, en grimpant le long de l'éperon Croz. Le légendaire grimpeur italien Riccardo Cassin, accompagné de Tizzoni et Esposito, réussit l'exploit de gravir l'éperon Walker en 38. A l'époque, il s'agissait de l'ascension la plus convoitée des Alpes et certainement l'une des plus marquantes à ce jour. 

L'après-guerre voit l'émergence d'une toute nouvelle génération d'alpinistes acharnés. Une fois les parois vierges terminées, l'attention des plus forts se porte sur les "premières ascensions hivernales". L'ascension hivernale de l'éperon Walker par Walter Bonatti en 1963, répétée quelques jours plus tard par René Desmaison en pleine tempête, représente un jalon de l'alpinisme. Bonatti réussit sur les Jorasses des exploits à la hauteur de sa réputation. En 1964 il signe la première ascension de la ligne dangereuse menant a la pointe Whymper, encordé avec Michel Vaucher.  Desmaison est à l'origine de trois grandes ascensions. En 1957, avec Couzy, il gravit le pilier évident de la Punta Margherita.

La face nord des grandes Jorasses

En 1957, avec Couzy, il gravit le pilier évident de la Punta Margherita. En 1967, il ouvre le "Linceul", peut-être la dernière grande escalade glaciaire a être réalisée en taillant des marches avec un piolet droit. Enfin, au cours de l'hiver 1971, accompagné de Gousseault, il entreprend d'ouvrir une voie directe a la pointe Walker, mais après plusieurs jours de lutte contre le froid et les difficultés, ils sont bloqués à seulement 80 mètres du sommet en raison de l'épuisement de Gousseault. René Desmaison reste bloqué sur la vire, aux côtés de son compagnon, même après sa mort, et survit miraculeusement plusieurs jours de plus jusqu'à l'arrivée des secours. Il reviendra en 1973, avec Bertone et Claret, pour terminer l'ascension. 

Ces années-là voient aussi l'avènement des sièges de type himalayen. Le couloir a droite de l'éperon Walker est tenté par Bonington et Haston. Durant l'hiver 1972, pendant 17 jours, l'équipe qui n'avait alors connu presque aucun échec tenta en vain d'atteindre le sommet. Pendant ce temps, une équipe japonaise met 35 jours à conquérir le couloir central. L'hiver de 1974 sera celui du succès sur la Directissime a la pointe Whymper, la ligne la plus convoitée et la plus dure à ce jour, pour Yannick Seigneur et ses compagnons. Il leur aura fallu 19 jours en paroi, répartis sur deux tentatives, en fixant des cordes et en transportant par avion de la nourriture et du matériel, pour résoudre la "Directissime". Colton et McIntyre gravissent la ligne déjà tentée par Bonington et Haston dans un style plus léger. Pendant deux jours en juillet 1976 ils complètent la ligne qui deviendra l'une des ascensions mixtes les plus classiques des Alpes. 

L’auteur dans la voie Couzy-Desmaison . Credit : Jon Griffith

À la fin des années 70, plusieurs voies sont gravi sur le pic Croz, l'une par les Polonais Kurtyka et Kukuczka, qui deviendront plus tard des légendes de l'alpinisme himalayen, et une autre par les Slovènes, dont Francek Knez, connu pour ses voies dans les Dolomites et sur des parois extrêmes a travers monde entier. Les Tchèques sont à l'origine du succès de la voie "Rolling Stones" sur l'éperon Walker, qui deviendra plus tard l'une des voies les plus convoites du massif. Les premiers solos d'hiver de Hasegawa sur la Pointe Cassin et de Ghirardini sur l'éperon Croz datent également de cette période. 

Dans les années 80, les Jorasses deviennent le théâtre d'ascensions solitaires rapides et d’enchainements, souvent assistés d’un hélicoptère. En 1985, Eric Escoffier enchaine a la journée les éperons Croz et Walker. Deux ans plus tard, en 1987, Christophe Profit enchaine les trois grandes faces nord des Alpes, l'Eiger, le Cervin et les Jorasses, d'abord en été, puis en hiver en 45 heures non-stop. Les derniers itinéraires a être gravis , tels que No Siesta ou la Gabarrou-Long passent presque inaperçus tant l'attention est focalisée sur ces courses contre la montre.
En 1991, Slavko Sveticic accomplit un grand exploit en ouvrant en solo la voie Manitua sur la face surplombante du pic Croz. C'est le début d'une décennie d'escalades en solo, ou les grimpeurs passent de longues périodes en paroi, comme la voie Lafaille sur l'éperon Croz, avec hélicoptères et caméras qui suivent les grimpeurs de près. En juillet 1998, le Russe Babanov ouvre Eldorado, une voie extreme, sur la partie la plus raide de la pointe Whymper. Elle sera répétée par un autre spécialiste du solo, Lionel Daudet, en hiver et dans des conditions très difficiles. Au cours des deux dernières décennies les possibilités d'ouvrir de nouvelles lignes, comme celles de Gabarrou et de ses partenaires, se sont amenuisées. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'aujourd'hui la face a été copieusement rayée.

Les grandes langues des glace caractéristiques de l’ultra classique Colton-MacIntyre

Mon histoire avec cette paroi commence très tôt par la lecture des récits de Bonatti, Cassin et Rebuffat. Quand je déménage à Chamonix, j’ai  vingt ans et soif d'aventure. Je me met à grimper frénétiquement toutes les voies qui me semblent à ma portée. 

Quelques jours après une aventure solitaire dans la face nord du Piller d'Angle, je me dit que le moment est venu de tenter l'éperon Walker. Le bon sens me suggère de trouver un partenaire, et c'est ainsi que mon ami Peter Mason et moi, quittons la gare du Montenvers, légèrement incrédules à l'idée d'aller enfin tenter cette ascension légendaire. 

Pendant l’ascension je me retrouve a grimper des passages que j’ai déjà gravis des dizaines de fois dans mes rêves, ce qui me donne une impression de déjà vu. Nous nous élevons rapidement sur le long de l'éperon. Franchir la corniche sommitale est un moment gravé dans ma mémoire, je devenais alors un véritable alpiniste. 

Au cours des années suivantes, je me retrouve plusieurs fois dans la face, répétant de grandes classiques comme le Linceul, l'éperon Croz ou la Colton-McIntyre, accumulant les kilomètres verticaux et l'expérience nécessaire tenter les voies plus difficiles, que je regarde avec envie.

Les tentatives infructueuses ne manque pas! A cette époque, les réseaux sociaux n'en sont qu'à leurs débuts, il faut encore aller voir de près pour connaître les conditions.

L’arête faîtière des grandes jorasses,ou les grimpeurs profitent enfin des premiers rayons de soleil

A l'automne 2011, le moment tant attendu est enfin la. L'anticyclone semble bien établi sur l’Alpe et, avec un ami, nous repérons un itinéraire récemment ouvert à droite du Linceul. La partie supérieure de la paroi est bien glacée et ,des mon retour à Chamonix, je convainc mon ami Jeff Mercier d’aller tenter la fameuse voie No Siesta. Cette voie est mythique et nous sommes impatients d’y planter nos piolets. Nous nous retrouvons, encore une fois, a remonter le glacier de Lechaux jusqu'au pied de la face. 

Comme prévu, la première section est raide et sèche, rendant la progression lente et difficile, mais nous persévérons et finissons par franchir les dalles lisses. Apres avoir gagné le pied de la partie la plus raide de la paroi nous nous mettons à chercher un endroit pour bivouaquer. Jeff réussit à trouver une niche providentielle. Au petit matin, après une nuit a grelotter je regrette bien de ne pas avoir pris de sac de couchage. Le lendemain, nous reprenons l’ascension des les premières lueurs du jour. Les pointes avant de nos crampons sont émoussées à force de crisser sur les gros cristaux de granit. Les plaquages de glace délicats alternent avec des sections difficiles de dry tooling. Nous sommes émerveillés par la beauté de la ligne. 

L'itinéraire semble évident et c’est avec surprise que l’on se rend compte de notre erreur : nous avons emprunte un grand dièdre gris qui nous a éloigné de la ligne.  Jeff monte un relais avec le peu de matériel qui lui reste et, après l’avoir rejoint, je prend la tête de la cordée, franchissant un tronçon de rocher pourri qui me permet d’atteindre un petit névé suspendu.

Les grandes langues des glace caractéristiques de l’ultra classique Colton-MacIntyre

Au-dessus, la paroi raide se profile dans l'obscurité. Il est temps de trouver un endroit convenable pour un bivouac. Il nous est alors évident que la nuit sera froide en plus d’être inconfortable. Nous mangeons quelque chose avant d'essayer en vain de tailler un siège dans la glace. Jeff creuse aussi profondément qu'il le peut dans la glace noire et dure jusqu'à ce qu'il ait juste assez de place pour caler une fesse. Satisfait de son travail, il s’endort rapidement. Pendant ce temps, je ne trouve aucune autre possibilité pour m’asseoir et je doit me déplacer de quelques mètres vers la droite pour placer un autre relais. Un rocher protubérant me fait finalement office de perchoir précaire pour passer la nuit et j’attend patiemment les premières lueurs de l'aube. 

Après cette nuit courte et glaciale, nous repartons joyeusement car cette journée devrait nous permettre de gagner le sommet. Jeff me mouline sur quinze mètres vers la droite pour rattraper un piton. Je lui signale que l'itinéraire peut être rejoint moyennant a un court rappel, mais Jeff, peu  enthousiaste à l'idée de faire une manœuvre «complexe», me suggère laconiquement de forcer le passage droit au dessus. Je suis remonte jusqu'au relais et commence à grimper, par une vague fissure en diagonale qui raye la paroi au-dessus de nous. Grâce à quelques prises providentielles assorti de mouvements acrobatiques, je me retrouve rapidement sur un terrain plus facile au pied de la goulotte finale. 

Quelques longueurs en glace agréable nous conduisent finalement au sommet.
Nous sommes heureux d'avoir réussi l'ascension de cette voie en libre, pas que ce soit important a nos yeux, mais il faut avouer, cela nous a fait du bien à l'ego! Pendant la longue descente je me promet que dans le futur proche je ne ferais que de la falaise. 

Cette décision ne dure pas longtemps! L'appel de la Desmaison-Gousseault, une voie dont je rêve depuis des années, me donne la force nécessaire pour oublier la fatigue et les courbatures et repartir pour un tour. La Desmaison-Gousseault a un statut légendaire lié au drame de la première tentative en 1971. Les deux Français se sont retrouvés bloqués à seulement 80 m du sommet, après avoir grimpé ,en hiver, sur un terrain mixte à 70 degrés durant 6 jours. Tragiquement, Goussault meurt et Desmaison survit miraculeusement. Cette fois encore, je demande à  mon ami Pete Mason de m’accompagner et nous nous dirigeons vers le mur dont l'ombre fantomatique nous enveloppe alors que nous terminons une fois encore la longue approche glaciaire. 
Ce soir-là, au bivouac, nous tentons de dédramatiser l’ascension prévue pour le lendemain. Une certaine nervosité s’est installée dans la cordée, provoquée par la connaissance du drame vécu par les premiers ascensionnistes. Nous avons choisi de dormir sur le glacier en contrebas de la paroi, un endroit froid mais confortable. Notre sommeil n’est troublé que par le sifflement d'une pierre solitaire s'écrasant à proximité.

Les fameuses rampes de glace qui mènent au dernier bivouac de Gousseault

Quelques heures avant l'aube, j’allume la frontale pour faire fondre de la neige et nous abordons le sujet du sifflement et du bruit sourd entendu pendant la nuit :
"Peut-être que bivouaquer en dessous d'un itinéraire appelé Rolling Stones n'était pas une si bonne idée", dit Pete, en allumant le réchaud.
"Heureusement, nous sommes abrités sous ce mur de glace surplombant" lui répondais-je. 
En regardant 20m a ma droite,je constate que le surplomb qui nous protégeais s’est effondré pendant la nuit, laissant un amas de blocs de glace.   

On s’engage alors à travers les couloirs, rampes glacées et dalles raides de rocher rougeâtre, pourri comme souvent dans les Grandes Jorasses. Au fur et à mesure que nous avançons, les conditions s'améliorent considérablement. Encore une fois je retrouve des sensations étranges de déjà-vu en grimpant sections que j'ai déjà l'impression d'avoir déjà gravi .
En fin de journée, nous atteignons un ilot de neige qui forme un aileron caractéristique dans lequel nous taillons deux corniches confortables pour le bivouac. Le lendemain matin, Pete se sent mal et me laisse la tâche de nous sortir de la paroi. Prendre la tête de la cordée me permet de rester concentré, car la petite dose d'adrénaline m'empêche d'avoir faim ou soif et atténue aussi toutes les petites douleurs qui accompagnent une telle ascension. A chaque relais, je scrute le mur en pensant à Desmaison avec son piolet unique et sa poignée de pitons, à ses mains dévastés après six jours d'escalade sur une voie mixte sans gants. Pour nous, même si tout est beaucoup plus simple qu’ à l’époque, ça reste sérieux et engagé et nous restons extrêmement concentrés. Enfin, nous passons devant une petite vire sur laquelle nous décelons une vieille corde en lambeaux et un réchaud, reliques du drame de 71. Nous gravissons les 80m fatidiques et atteignons le sommet avec soulagement. Ouf.

Une fois de plus, avec un peu de dry tooling et d'audace, la voie sort en libre et d’un niveau de difficulté pas trop extreme. Une escalade mixte parfaite ! Été 2014, le mauvais temps fait rage sur le massif. Je n'ai jamais vu les montagnes aussi blanches ! 

Occupés par les stages de guide a l'ENSA, nous décidons de gravir l'arête de Tronchey, une belle escalade dans un environnement sauvage sur le versant sud des Jorasses. Au fur et à mesure de notre ascension, je réalise à quel point les parois sont englacées. Comme je n'ai emporté qu'un seul piolet, je me retrouve en équilibre sur de maigres plaquages, les longueurs de rocher en 4 se sont transformées en neige et glace raide. 
Sur le chemin de la descente, nous croisons plusieurs cordées qui descendent de la face nord. Elles nous parlent des conditions incroyables, alors évidemment je commence à être un peu excité, et des la fin des examens, je repart vers le mur, seul, avec l'intention de faire la voie polonaise en solo. Cette belle et éphémère coulée de glace, à droite de l'éperon du Croz, est rarement gravie.

Du mixte sérieux dans la voie No Siesta

Pendant la nuit, j'ai du mal à dormir. Dans mon esprit, il y a tant de points d'interrogation. Les rares répétiteurs m’ont parlé de quelques longueurs très délicates. Je me demande si je n'aurais pas dû aller plutôt à la Colton McIntyre, qui avait été grimpée plusieurs fois récemment. Une fois sur le sentier, seul sous les étoiles, les doutes se dissipent. Je sais pourquoi je suis là, et ce n'est certainement pas pour me retrouver parmi toutes les autres cordées et gravir une voie que j'avais déjà faite avec un compagnon.

J'attaque à grimper sans m'arrêter à la rimaye. La paroi se raidit mais la neige dure me permet de grimper rapidement. J’arrive à la partie clé et, sûr de moi, j'engage vers le haut, en verrouillant mes lames dans les fissures et en choisissant soigneusement mes prises de pied. J'ai toujours trouvé que l'escalade en solo en terrain mixte est encore plus délicate que sur le rocher ou la glace. Il faut pouvoir faire confiance au peu de contact qu'il y a entre le grimpeur et la montagne et parfois c'est uniquement la pointe du piolet accrochée dans une entaille de roche fragile. 
Je pose le pied sur un plaquage de glace quasi-vertical, il fait un bruit sourd mais semble solide et peu à peu tandis que je m’élève, la glace redeviens plus épaisse jusqu’a devenir une belle goulotte.  Deux heures et dix minutes seulement après le départ, j'ai atteint le sommet. Avec plaisir, j'attaque à descendre avant que les conditions du glacier ne deviennent dangereuses et à midi je suis a nouveau dans la vallée.

La prochaine aventure est complètement différente. Avec Martin Elias nous nous lançons dans la "Directe de l'Amitié", probablement la voie la plus raide et la plus complexe de la paroi.

Corrado sur la voie japonaise aux Grandes Jorasses

Nous avons décidé de faire l'ascension aussi vite que possible, et de manière minimaliste, avec seulement deux sacs à dos légers. 

Une fois au refuge, nous observons la paroi pendant un long moment, en essayant de lire ou passe la ligne. Nous avons également trouvé, parmi les topos de la cabane, un article détaillé sur l'ascension de Seigneur et de ses compagnons en 1974. Nous tombons aussi sur le récit d’une tentative récente d'une équipe allemande qui s’est terminée par un sauvetage. Nous sommes les derniers à quitter le refuge, afin d'être seuls, et nous marchons rapidement jusqu'au pied de la face. Après avoir gravi en corde tendue plusieurs centaines de mètres dans le grand couloir de neige initial, de plus en plus raide, nous atteignons le pied de la paroi. La neige dure  à disparue et nous nous retrouvons a grimper  à la limite de nos possibilitées. Je gravis trois longueurs dures et, satisfait de l'efficacité de notre progression, je m’arrête sous un surplomb de 30 mètres constitué de roche sombre.

Martin part en tête, et utilise vite les quelques pitons que nous avons apportés. Il progresse péniblement  à cause de la qualité  médiocre du rocher. Comme c'est souvent le cas avec l'escalade artificielle sans le matériel adéquat, une seule longueur peut prendre plusieurs heures, et cette longueur ne fait pas exception. Alors que le soleil se couche à l'horizon, je commence à réfléchir à l'endroit où nous pourrions "dormir" sur cette paroi verticale. Le relai auquel je suis suspendu est très inconfortable et mon corps est douloureux. Pendant des heures, je m’imagine en train de creuser dans cette neige sur la dalle juste au-dessus du relais pour me faire un siège où m'asseoir. Martin à terminé la longueurs et après avoir fixé la corde, il redescend. Pendant qu'il se remet de l'effort, je grimpe de quelques mètres et je commence à creuser dans la plaque de neige peu profonde. 

Trop tôt le piolet heurte les rochers et une série de jurons résonne dans la nuit froide. Le petit espoir de passer une nuit décente s'évanoui. Martin ri et entame le dîner sommaire, un paquet de biscuits et une cigarette. De mon coté, je fait ce que je peux en utilisant de longues boucles de corde comme hamac et nous nous installons tant bien que mal. Nous entourons nos poitrines dans des sangles attachées au mur pour éviter de tomber en avant et, comme nous ne pouvons pas enlever nos crampons, nous nous contentons d’enrouler le sac de couchage autour de nos jambes. La perspective d’une nuit horrible se fait de plus en plus présente. Le matin arrive enfin et nous grimpons sur la corde fixé la veille avec la ferme intention de ne plus bivouaquer. La partie supérieure de la voie nous révèle quelques-unes des plus belles longueurs mixtes que j'ai jamais gravies, au-delà de toutes mes espérances. Après un dernier obstacle, un toit qui se termine par un stalactite, nous atteignons l'arête sommitale. Un profond sentiment de bonheur nous traverse alors que le soleil réchauffe nos corps froids et engourdis.

La partie la plus raide des Grandes Jorasses

Nous sommes incrédules et très satisfaits de cette ascension rapide. Cet hiver de 2015, j'avais déjà gravi 5 voies sur les Grandes Jorasses, en un mois et demi : Arête Tronchey, voie Polonaise, éperon Margharita, Directe de l'Amitié et la voie Japonaise. Inutile de dire que je pensais en avoir fini pour un temps mais, à la fin de l'hiver, du beau temps nous invite à retourner en montagne. Avec le fidèle Martin, nous choisissons Rolling Stones, peut-être la plus longue voie de la face nord. Peu répétée, la voie est imposante. L'objectif est non seulement de la gravir mais surtout en libre et rapidement ! Après une approche à skis, nous  franchissons la rimaye et entamons  à grimper dans une belle goulotte. 

Peu après, Martin casse une lame de piolet. Inébranlés, nous poursuivons notre course à travers de belles rampes englacées qui s’accumulent sous nos pieds. Nous nous installons pour bivouaquer sur une vire inconfortable, exposée au vent et aux spindrifts de neige poudreuse. Le lendemain matin la température est glaciale et nous décidons de retarder notre départ. Je ressens des douleurs dans les poumons mais nous décidons de continuer bien que le repli, à ce stade de l'ascension, ne semble encore pas trop difficile. Pas après pas nous progressons, et malgré le froid intense, nous atteignons un petit balcon situé sous la section clé. Malgré qu’il reste encore quelques heures de jour, nous nous arrêtons pour bivouaquer sur une belle vire et décidons d'attendre le lendemain pour voir comment je me sens.
Le matin suivant, nous retardons encore le départ. J'ai froid et mes poumons sont en feux, mais quand le soleil nous réchauffe un peu, je me sens la force de continuer. Toujours en libre, je gravis les deux longueurs clés et nous nous retrouvons au bord de l'éperon où notre voie rejoint la Cassin. Maintenant en terrain connu nous accélérons le rythme et en début d'après-midi, nous nous embrassons sur le sommet, pour la sixième fois de l’hiver .

L'été suivant, je réalise la voie la plus récente de la collection de lignes qui me font rêver depuis longtemps. Avec Tomas Muller, nous avons gravissons l'excellente Manitua, ouverte en solo par Slavko Sveticic. L'ascension de la paroi, verticale et monolithique, à gauche de l'éperon Croz est une voie étonnante. Idéale pour des conditions estivales sèches.
Nous progressons très rapidement grâce aux bonnes conditions et à la stratégie efficace, il nous faut seulement 12 heures pour rejoindre le sommet!

Aujourd'hui, je préfère me concentrer sur d'autres parois, mais c'est toujours avec un grand plaisir que je m'arrête devant les Grandes Jorasses sur laquelle j'ai vécu certaines de mes plus belles journées d'alpinisme. 

Corrado sur les longueures clés de Rolling Stones

Par Corrado Pesce, Guide de Haute Montagne, Chamonix Experience

2 juin 2021